Dans ma carrière d'enseignant, j'ai parfois vécu des moments exceptionnels, comme celui que je viens de vivre. Les enfants nous réservent bien des surprises et j'ai une tendresse toute particulière pour eux. Un jour, l'une d'entre elles est arrivée avec une demande spécifique.
"Peux-tu m'aider ? Je voudrais faire un pastel pour un ami qui vient de décéder." Je l'ai regardé interloqué.
- Il me faudrait une forêt avec un ruisseau et puis la mer, il aimait bien la mer…
- Regarde dans les classeurs et choisis des sujets, on va voir ce qu'on peut faire. Lui ai-je répondu.
Elle sortit quatre sujets et nous avions une heure et demie pour réaliser son projet. On en a choisi deux qui pouvaient se conjuguer. Je lui ai mis en place rapidement l'esquisse et puis les valeurs à grands coups de craies, chose qu'elle n'aurait jamais osé faire. Vert, brun, noir, le sujet était en place et elle commença à poser le ciel dans le fond, à travers une trouée dans la végétation. Puis l'horizon, l'océan, la plage, les nuages... Je lui ai mis l'écume sur ses vagues et un petit coup d'estompe sur les nuages. Je lui ai montré comment poser ses rochers qui bordaient le ruisseau. J'en fis quatre ou cinq et elle en fit dix autres. Puis je lui ai posé la lumière de l'eau et elle fit l'eau. Du coin de l'oeil, j'observais son travail évoluer, la végétation s'animer, les branches que l'on devinait. Se rendait-elle compte de ce qu'elle était en train de réaliser ? Sans doute pas. Au fur et à mesure que son image apparaissait, la symbolique devenait évidente, une existence qui s'écoule entre les rochers, méandres de la vie, de ses difficultés et au bout du chemin, l'espace, la lumière, l'horizon infini, l'au-delà.
- Jean-Charles regarde mes rochers, on dirait des taches !
- Il faut y poser la lumière. Je lui ai montré et elle l'a fait.
- Et mon eau, on dirait de l'herbe, je peux l'estomper ?
- Oui, maintenant tu peux.
- Ah, ça va mieux.
- On va y poser les reflets maintenant.
Et elle fit les reflets.
Une heure et demie et le pastel était réalisé. Elle m'embrassa avec ses grands yeux pleins de reconnaissance et moi je lui ai souri, la gorge serrée. Elle s'en est allée faire un merveilleux geste de générosité. Que l'humain est grand quand il fait preuve de bonté.
Deux jours plus tard, les couleurs se sont envolées en fumée et le pastel est devenu cendre se mêlant à celles du défunt à qui l'œuvre était destinée.
Quant à moi, de toute ma vie de peintre, je n'oublierai jamais ce tableau.